Marion Vasseur Raluy
Marion Vasseur Raluy
Quand j'avais environ six ans


Richard Fleury François, Le petit chaperon rouge, 1852, huile sur toile, Paris, Musée du Louvre © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado
Lorsque j’avais environ six ans, je me trouvais dans la maison de mes grands-parents dans le Nord de la France avec ma sœur aînée et ma cousine. C’était l’été, mes grands-parents faisaient la sieste et nous trainions dans le jardin. Ma sœur inventait sans cesse des histoires pour nous effrayer. À travers la fenêtre de l’atelier de mon grand-père, nous pouvions voir la rue. Il y avait là trois jeunes personnes et ma sœur nous intima de regarder l’une d’elles. Elle nous dit que le garçon roux attendant à l’arrêt de bus avait auparavant menacé et attaqué des jeunes filles. Il était très jeune, peut-être dix-huit ans, pourtant il semblait dans le même temps plus âgé. Il me faisait peur. Ma sœur ajouta que notre grand-père et elle l’avait surpris dans la rue sur le point d’attaquer une fille. J’étais véritablement effrayée et jusqu’à la fin de la sieste de mes grands-parents, je me sentis prise au piège, je ne voulus pas quitter la balançoire.

Ma sœur réinventa en quelques sortes l’un des nombreux contes de Charles Perrault, Le petit chaperon rouge. Elle fut ma première conteuse de ce qui c’est transmis depuis des siècles. Dans le monde de l’art, les artistes ont utilisé les contes et tout particulièrement la figure du loup depuis des décennies en les adaptant, en se les appropriant puis en les réadaptant comme le fit ma sœur. Ce phénomène semble s’être renforcé depuis peu avec une nouvelle génération d'artistes. Ainsi, l’artiste français Adrien Genty semble questionner la figure du loup, et plus particulièrement celle du petit chaperon rouge, à travers une forme d’adaptation contemporaine. Dans sa récente série de photographies présentée en février dernier à Pauline Perplexe, son ami d'enfance portant des habits rouges se tient à l'entrée d'un parc en zone périurbaine. Nonchalamment, le garçon regarde avec confiance la caméra. Il n'a pas encore traversé les bois. Il franchit ce moment avant l’âge adulte, confronté à la sexualité qui symbolise pour lui une période spécifique de sa vie où l'innocence et la naïveté sont encore possibles. Genty saisit théâtralement le moment avant la puberté et le désir. Mais son ami est habillé comme le petit chaperon rouge et le moment d’être dévoré approche. Sa transposition d’une fillette à celui d’un jeune homme est aussi notable. L’artiste établit ainsi une autre image de l'innocence et de l'asexualité. Dans d'autres œuvres récentes, la référence au Petit Chaperon Rouge est encore plus directe. Dans sa vidéo In the cellar there is a wolf (Dans le grenier, il y a un loup), l'artiste Alex Wissel met en scène l'enfant et le loup dans le même corps. Tous deux sont réunis par l'artiste lui-même. Ce qui est intéressant ici, c'est que la perversion comme la sexualité s’avèrent plus évidentes que dans l'œuvre de Genty. L'enfant embrasse déjà le loup. Elle est entièrement soumise et n'essaie pas réellement de lui échapper. De fait, elle ne pourrait fuir car elle est inextricablement liée à lui. Pour ce conte de fées, Wissel a décidé de tourner sur une scène de théâtre. Dans un texte intitulé Une vie de chien, Catherine Grenier met en exergue la relation entre le théâtre, la sexualité et les animaux : « Sur le terrain de la sexualité, bien sûr, l’animal offre au fantasme une incarnation tout à la fois théâtrale et sarcastiquement réaliste ». Ces artistes utilisent la figure du loup dans le conte de fées comme un rite initiatique, passant de l'enfance à l'âge adulte, découvrant la perversité du monde, avec une certaine distance et du sarcasme grâce au simulacre et à l’allégorie.

D’autres versions littéraires de ce conte montrent l’homme se transformant en loup. Même s’il existe actuellement un renouvèlement de l’intérêt pour ce personnage, le loup-garou est une figure artistique de longue date, comme en témoigne une illustration de Cranach d’un demi-homme-loup dévorant des gens dans un village (1472-1553), réalisée pendant la Renaissance. Le rôle du loup n’est pas le même que dans Le Petit Chaperon Rouge. Lors de la pleine lune, l'homme se transforme en loup-garou, ces nuits ont une lumière particulière, très puissante et vive. Or, ces nuits-là, il se peut que je change de comportement et devienne une mauvaise personne, que j’ai des relations sexuelles avec des inconnus, que je blesse des gens, prenne de la drogue et boive de l’alcool. Du moins, on peut le voir ainsi. La nuit est emplie d’une imagerie faite de décadence et de danger. Le loup-garou est devenu l'une de ses figures principales, et a été l'un des personnages centraux de nombreux histoires et contes, depuis la mythologie jusqu’aux livres et films contemporains. Je le conçois comme une notion bien réelle dans le monde de l’art : il peut prendre la forme du collectionneur, du galeriste, de l’assistant, de l'artiste, du conservateur ou du critique. Tout au long de l'histoire, le loup-garou a également été épisodiquement appelé le « lycanthrope ». Un docteur français, Jean Wier (1415-1588) explique la lycanthropie comme étant un phénomène pathologique et imaginaire. La lycanthropie a aussi été définie comme une maladie qui, au cours des siècles marqués par une croyance où l’on voyait des démons de toutes parts, s’attaquait aux plus faibles. Elle parvenait, d’ailleurs à leur faire croire qu’ils se transformeraient eux-mêmes en loups-garous. Les personnes mélancoliques étaient plus exposées que d’autres. À un certain moment, le loup incarnait la folie et la peur de cette folie. S’il n’y pas de relation directe avec les loups dans le travail de Lila de Magalhaes, son imaginaire est peuplé d’animaux, des insectes jusqu’aux chats. Dans ses tapisseries ou céramiques, on peut y voir tour à tour l’humanité, la cruauté et la mélancolie latentes qui les hantent. Affichant une certaine rancœur, ils ont l’air légèrement inquiets. Dans une certaine mesure et à force de jouer avec nos frontières et notre mélancolie, nous sommes, dans le monde de l’art, confrontés à la peur de devenir fou ou de nous transformer en monstre, tel que le montre le travail de Magalhaes. Que puis-je écrire ? Que puis-je montrer ? Comment m’est-il possible d’être d’avantage exposée ? Qu’est-il à ma portée pour être reconnue ? Que puis-je faire pour être plus personnelle ou plus individuelle ? Dès que j’affleure ces questions, je franchis la ligne qui sépare l’humanité de l’animalité, la perversité, la sexualité, la folie qui sont probablement les bases sur lesquelles tous les bons artistes se forgent.

Si l’on poursuit la métaphore, la bête peut alors devenir mon amant. En tant que critique et commissaire d’exposition, il m’est possible de tomber amoureuse des artistes, que ce soit d’un point de vue strictement professionnel, ou bien que je les embrasse une seule fois, enfin que je passe plusieurs années à leurs côtés. Dans la fable La Belle et La Bête, la figure du loup est à nouveau présente. Suite à un ensorcellement, l’homme est devenu loup ; sa seule voie pour revenir à son apparence initiale réside dans la certitude qu’une personne tombe amoureuse de lui. Mais la Belle est bien plus belle que lui ; elle est aussi et avant tout sa prisonnière. Elle a appris à le connaître et c’est à travers l’humour et les échanges intellectuels qu’ils sont tombés amoureux. Quelques artistes ont décidé de s’incarner eux-mêmes en animaux. À travers la parodie et l’humour, la méchante bête réapparait dans les œuvres de nombreux artistes. Dans ses dernières pièces, Josquin Gouilly Froissard questionne particulièrement l’animalité. Il a commencé par peindre sur des sculptures de chien qu’il a trouvées ou qu’il se voyait donner par des gens. Tout en souhaitant contourner l’objectif initial de la peinture il est arrivé en réalité à la peinture. En parallèle, il a réalisé des autoportraits de lui-même en chien, dont une peluche de chien tenant un pinceau. Il y a une forme de dérision qu’on retrouve chez d’autres artistes tels que Mike Kelley ou Paul McCarthy. Ces derniers ont endossé le rôle d’animaux sarcastiques. Leur bestialité m’amène à les aimer d’une certaine manière, que je n’ai pas connue avec d’autres artistes. Sans doute, à l’image de La Belle et la Bête, je ne me retrouve pas à tomber amoureuse d’artistes qui sont à moitié-artiste, à moitié-loup et dont les comportements sont à la fois méchants et fous. C’est aussi une manière d’accepter le monde dans son absurdité.

En littérature, cette histoire a été écrite depuis des siècles, de la mythologie Antique jusqu’aux contes du Moyen-âge en passant par les fables du 18ème siècle. A travers ce type d’imagerie et d’imaginaire, nous réfléchissons à notre manière d’interagir avec le monde et entre nous. Certaines de ces figures disparaissent et reviennent, comme si ce type de personnages avait toujours existé et avait besoin d’être réinterprété à travers la lumière d’une époque spécifique. Contes, mythes et histoires enseignaient aux gens comment réagir à certaines menaces ou attitudes. Ces menaces émanent généralement d’un loup, d’une bête ou plus récemment d’un loup-garou voire d’un vampire. Je pense que nous sommes dans une période particulière où nous devons penser à ce qui nous blesse profondément, à ce que nous pouvons partager avec les autres. Que puis-je obtenir de l’autre ? Qu’est-ce qui peut me lier aux émotions et aux douleurs des autres ? Je crois que j’ai toujours voulu savoir qui est le loup, où il se trouve. Que veut-il de moi ? D’où vient-il ? Dois-je le suivre ? Le loup est devenu à travers les âges une menace dans le monde de l’art et de la littérature car il représente notre manière d’habiter le monde.

Gustave Doré, Le loup et le petit Chaperon rouge, 1864, illustration, Bibliothèque nationale de France, Paris © BnF, Dist. RMN-Grand Palais / image BnF
Adrien Genty, Qu'est-ce qu'il s'est passé? (détail), 2017 © Pauline Perplexe
Lucas Cranach l'Ancien, Le loup-garou, vers 1512, gravure sur bois, 162 × 126 mm, Gotha, Herzogliches Museum © Gotha, Herzogliches Museum
Inconnu, Loup-garou dévorant une femme, XIXe siècle, gravure, Collection Mansell, Londres © Collection Mansell
Lila de Magalhaes, Sans titre, exposition Remote Control, juin 2017, Abode Gallery, Los Angeles © Lila de Magalhaes
Josquin Gouilly Froissard, Prick, tirage argentique lambda, 60x90cm, 2016 © Josquin Gouilly Froissard
03-03-2016