Exposition personnelle de Sophie Crumb du 11 mars au 14 mai 2023
Vernissage le samedi 11 mars de 16h à 19h et sur rendez-vous info@extramentale.com
Clotilde Viannay : Bonjour Sophie Crumb, Extramentale analyse la création contemporaine par le prisme de l’adolescence, si vous êtes d’accord, j’aimerais aborder avec vous cette question dans votre travail artistique ?
Sophie Crumb : Parler d’adolescence me correspond parfaitement ! Je sors tout juste d’une période régressive, une sorte de crise de la quarantaine d’une banalité affolante. J’ai eu trois enfants et mes dix dernières années sont restées bloquées dans la petite enfance : le poulailler, le potager, le tricot, les couches-culottes lavables. Aux sept ans de mon petit dernier, j’ai ressenti un fort besoin de m’échapper de cette routine, de sortir avec mes ami·es, de rejouer de la musique, d‘être à Paris - j'étais pourtant allergique à la ville -, en somme de vivre !
En novembre 2021, j’ai eu le covid et j’ai été confinée deux semaines avec mes enfants. Durant cette retraite forcée, les algorithmes d’Instagram ont fait apparaître l’image d’un lutteur tchétchène de MMA. Cet homme - Anzor il s'appelle -, m’a [artistiquement] obsédé : magnifique avec de grands yeux noirs, des cheveux raides, un fort côté caucasien, un mélange arabe et russe, une rage de guerrier dans les yeux. Je l’ai croqué en mouvements, un dessin dynamique nourri de nombreux détails dans le visage. L’implantation de ses yeux est particulière : il n’a pas l’air bête mais un peu simplet [rires], une grande beauté s’en dégage malgré tout. Une recherche en amenant une autre, j’ai découvert un monde de gladiateurs presque « médiévaux » tant tout chez eux appartient au passé ! Ces hommes ont vécu la guerre et ça se voit. Ils sont fiers de leurs origines. Un peuple opprimé a le droit de revendiquer son identité nationale, à la différence de nous, les peuples colonisateurs. Ils sont si loin de moi qu'ils en deviennent fascinants. De fil en aiguille s’est élaborée une collection de portraits aujourd’hui exposée à Extramentale à Arles jusqu’au mois de mai.
CV : À huit ans Khabib Nurmagomedov [Sophie Crumb reprend ma prononciation], le champion du monde de MMA, s'entraînait contre un ours brun. La vidéo est spectaculaire ! Le MMA est une histoire de famille, comme chez les Kominsky-Crumb, mais exclusivement entre hommes. Son père, Abdulmanap Nurmagomedov, entraîne la fratrie, les cousins, les voisins. C’est une star en Russie, mais il ne se positionne pas comme l’alternative au fondamentalisme religieux omniprésent en Tchétchénie et au Daghestan.
SC : C'est une star en Russie et dans le monde entier, et c'est surtout une star pour de nombreux.ses musulman.e.s. Mais leurs vies sont dures, ils commencent les arts martiaux dès leur plus jeune âge, ce sont des anciens champions de judo ou de sambo [un art martial créé en URSS dans les années 1930]. Au départ antihéros parce que Musulmans et issus du « tiers-monde » de la Russie, ils sont aujourd’hui des champions dans leur catégorie, suivis pour certains par trente-deux millions d’abonné·es sur Instagram. Ils restent néanmoins des Musulmans radicaux, adeptes de la charia. La vie des femmes là-bas est terrible et Ramzan Akhmadovitch Kadyrov est un effroyable dictateur. Cette série n’est pas un commentaire politique mais le fruit d’une fixation esthétique. La profondeur de leur regard m’a sidérée, puis dans un deuxième temps, grâce à des lectures et des discussions, j’ai commencé à intellectualiser ce qui était au départ un choc esthétique et émotionnel. Après ce travail n’est pas vendeur, j’ai conscience que moi seule fait le lien entre l’art alternatif et les fans de MMA.
CV : Les arts martiaux ont inspiré de nombreux mangas. L'île d'Hokkaidō est proche de la Sibérie, l’influence russe y est importante et le lien avec le judo de fait. Je pense, par exemple, à Garôden de Jirô Taniguchi ou Garouden Boy de Keisuke Itagaki, très populaires au Japon, sur les récits de lutteurs de l'extrême et/ou de MMA.
SC : Je ne les connais pas, il faudrait que je regarde ça ! Il y a en revanche toute une production de dessins très kitchs faite par des fans de MMA. Robert [Crumb] m’a conseillé d’aller au fond de cette obsession, lui qui a fait sa carrière sur la sienne ! Mais ce qui est accepté pour un homme ne l’est pas forcément pour une femme.
CV : Y-a-t-il quelque chose de l’ordre de l’obsession sexuelle, comme chez votre père justement ?
SC : Non du tout. Nous avons en commun nos fixations : lui pour le corps des femmes musclées et moi pour les lutteurs de MMA. Et si cette obsession est chez lui sexuelle, elle est de mon côté purement esthétique.
CV : Souhaitez-vous dans le futur développer des histoires sur ce sujet ?
SC : Non, je ne fais pas de BD ! J’aime la peinture, l’aquarelle et le dessin à la plume. Je ne suis pas très douée avec les mots. En revanche, j'en lis beaucoup et ce depuis toujours ! J'ai grandi entourée de livres, de films, de disques, de BD ; des objets issus de la culture populaire et alternative, et non intellectuelle ou savante. On a monté une galerie d’art à Sauve, la galerie Vidourle, et Julie Katan gère un fond constitué d'œuvres de mes parents, d’artistes locaux·les, de moi, et des livres de Robert, des centaines de publications et fanzines américains qu’on ne trouve qu’ici !
CV : Par le passé, il vous est pourtant arrivé de faire de la BD ? Zozo & Zaza, l’histoire des déboires sexuels de deux coccinelles est géniale ! The Foul Mouth Sisters aussi.
SC : Ah mais ce sont de vieux trucs !
CV : Durant votre enfance et votre adolescence, vous êtes également intervenue dans Dirty Laundry, la série autobiographique de vos parents. Des dessins à six mains, chacun·e se représentait, et vous écriviez les scénarios ensemble. Vous rappelez-vous l’une de ces histoires et de son contexte ?
SC : Laissez-moi réfléchir… Oui, je me souviens d'un déjeuner à la terrasse d'un café ; nous étions en France depuis peu. Je jouais à la Game Boy, baskets Nike aux pieds, un steak-frites dans mon assiette : encore une vraie petite Américaine ! Mon français était déjà plutôt fluide, contrairement à celui de mes parents qui ne comprenaient rien à rien, je devais tout leur traduire. Mon père ne le parle toujours pas, il est nul ! Dans une histoire de Dirty Laundry, je corrige ma mère. Elle me mettait la honte avec son français balbutiant, et son fort accent de Juive new-yorkaise. J’étais terriblement méchante avec elle, lui interdisant d'ouvrir la bouche !
On était isolé·es du monde, toujours à griffonner. Enfant, Robert dessinait avec moi. Rien n’était plus normal. Quand je participais à leurs BD, on n’y réfléchissait pas, c’était notre façon de communiquer. J’ai tellement grandi là-dedans que je n’ai plus d’objectivité. Je pourrais faire de la BD mais elle ne serait jamais aussi forte que celle de Robert. Et je n’en tire pas beaucoup de plaisir. Je n’ai pas non plus envie de raconter ma vie intime, je préfère le trait et le coup de pinceau.
CV : Pour quelles raisons vos parents ont-ils décidé de s'installer en France ?
SC : Nous sommes arrivé·es en 1991, j'avais neuf ans. On a quitté un endroit sordide du fin fond de la campagne californienne, peuplé d’énergumènes religieux : des Mormon·es, des Adventistes, des Témoins de Jéhovah, des Évangélistes. Au moins sept églises avaient pignon sur rue dans notre village et ses habitant·es traitaient mes parents de pornographes. Au lycée, les pom pom girls et les footballeurs étaient les rois·reines. Les amphétamines et les flingues circulaient partout. Robert, Aline et moi étions très isolé·es. Mes parents souhaitaient me sortir de ce milieu et ses disques suffisaient à mon père pour être heureux. Le niveau de l’école était minable, j’aurais fini sous un pont ! Quand bien plus tard je suis retournée aux États-Unis, j'ai vécu avec des enfants des rues, des artistes radicaux·les qui squattaient de-ci de-là. Ces gens n’avaient pas de carte d’identité et vivaient en dehors du système. Ils n’allaient pas à l'hôpital pour un os cassé et les femmes accouchaient à la maison. Il est difficile pour des Français·es d’imaginer à quel point l'extrême marginalisation arrive vite aux États-Unis. Les faibles sont systématiquement exclu·es. Je suis heureuse de ne pas y avoir grandi et de ne pas y avoir élevé mes enfants.
En France, j'ai dû apprendre à écrire à la plume, le niveau en CM2 était bien plus élevé, mais j’étais entourée d'enfants de soixante-huitards, on allait à la rivière, on campait, les bruits des pétards des mobylettes étaient notre bande son, tout y était plus joyeux ! Je ne me sentais pas si différente des enfants Français·es et je me suis vite adaptée. Nous voulions vivre à la campagne, Sauve est un village médiéval complètement fou, et mes parents n'aiment que les vieilles choses ! Notre nouvel ancrage était tout trouvé !
Le dessin m’a accompagné toutes ces années, toujours un carnet dans la poche. Je dois en avoir crayonné deux cents. Dernièrement, j’ai commencé à composer des planches dans le style du journal intime en mélangeant des techniques : le bic, la plume, l’aquarelle. Ça me plait beaucoup !
CV : Un de vos carnets d’adolescente a d'ailleurs été filmé par Terry Zwigoff dans Ghost World ?
SC : Oui, Terry est le meilleur ami de Robert, il connaissait la présence de ces carnets et a proposé qu’on les utilise. C’était plus authentique que de fabriquer des faux. Il est aussi un grand fan de musique, comme papa !
CV : Lors d'un voyage à Porto, on faisait le tour des disquaires avec mon ami. Et à chaque visite, on nous disait que le grand Robert Crumb venait à l’instant de quitter la boutique. On espérait tellement le croiser que c’était devenu un jeu ! Tout comme lui, vous jouez dans un groupe de musique ?
SG : C'est drôle ! Il possède effectivement des milliers de 78 tours ! Oui, je joue dans plusieurs groupes amateurs. Un exclusivement féminin, les Sauviettes car on vient de Sauve [rires]. On fait les harmonies à trois, notre son est hyper austère, typique de la vieille musique américaine. Le public français est souvent déconcerté, avant cela me mettait mal à l'aise, maintenant ça me fait beaucoup rire ! Je joue aussi avec Robert dans Millie's Moochers. On a sorti un album en 2021 [Lovesick Blues] qui s’inspire de sa collection de vinyles de blues et des vieilles chansons de country. Je joue du piano et de la guitare, les autres du banjo, du ukulélé, de la basse et je chante. On s’échange aussi les instruments.
CV : Et vous arrive-t-il de vous retrouver pour écouter ces disques en famille ?
SC : Mes enfants en écoutent en ce moment même avec Robert dans sa maison ! Nous sommes presque voisin·es ! Le dessin et la musique seront toujours une grande histoire d’amour dans la famille, notre patrimoine est là !
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