Pourquoi le monde de l'art est-il fasciné par l'adolescence?
Pourquoi le monde de l'art est-il fasciné par l'adolescence?


Entretien réalisé avec Julie Ackerman pour le magazine Antidote, entretien édité à retrouver sur https://magazineantidote.com/art/adolescence-julia-marchand-extramentale/


Extramentale est un projet curatorial qui vise à déconstruire la figure de l’adolescent.e. Pourquoi as-tu décidé de t’intéresser à cette période de la vie? Pourquoi déconstruire l’adolescence ?

Extramentale est né de mes interrogations liées aux tueries perpétrées aux États-Unis par les adolescents ou les jeunes adultes (la tuerie de Cleveland, par exemple) et que nous commencions à connaître en France, même si elles ont un autre visage. J’étais frappé de lire que la plupart des victimes des attaques de 2015 à Paris avaient l’âge des tueurs et que nous faisions face à une guerre sournoise typique de notre Époque. Le film de Brunello Nocturama, qu’on a pu découvrir peu de temps après, trace le portrait d’un groupe de jeunes tournés vers un même objectif flou, voire un même salut nourri du désir de détruire ce qui les a engendrés.
« Il n’y a pas de problème de terrorisme il y a un problème de Réel versus Fiction » : c’est par ce biais que j’ai souhaité aborder ce phénomène en m’aidant de l’acuité de Kim Seob Boninsegni, avec qui j’échangeais énormément à l’époque. La citation est d’ailleurs extraite de l’un de ses dessins qui figure dans la première exposition d’Extramentale de janvier 2017. On parle de thèmes astraux, de Franco Berardi et de Bernard Stiegler, qui constate, dans un entretien accordé à Libération en 2016, la pénurie de “protentions collectives positives » à l’origine de nombreux maux de notre époque, y compris ceux éprouvés par un certain Florian, âgé de 15 ans, dont la génération se pense comme étant « la dernière avant la fin». Extramentale est née de cette observation d’un « mal-être social » que les jeunes parviennent à capter. Extramentale s’est attaché par la suite à regarder les « sujets » adolescents produit par le Réalisme Capitalisme (Mak Fischer) : des pathologies et des comportements de dépendance mis en place par le capitalisme, y compris le capitalisme pharmacopornographique (Paul B. Preciado). Mais ces interrogations ne sont pas mises en avant dans le programme : elles sont les forces motrices et souterraines du projet qui feront l’objet d’une publication.

L’adolescence, dont le terme apparaît pour la première fois en 1954 pour désigner une communauté de consommateurs selon John Savage, devient, sous l’égide d’Extramentale, un cadre à partir duquel sont regardés des symptômes « adolescents » qui dépassent la seule question de la classe d’âge…
Il y a une troisième couche, si j’ose dire, qui répond à la désagrégation du collectif et la fragmentation : on voit apparaître de plus en plus une rhétorique de l’enchantement (du moins chez les artistes avec qui je travaille). Le conte n’est plus si acide et j’entrevois chez lui un rôle béquille.


L’adolescence est souvent présentée comme une période de rébellion, de remise en cause des ordres établis mais c’est aussi un moment où sont dressés les petits citoyens du futur en vu d’en faire des consommateurs exemplaires. Le « cool kid » n’est-il pas en réalité une « Jeune Fille » (concept développé par Tiqqun) qui avance masquée ? En extirpant et en s’appropriant les forces et les élans de l’adolescence, le capitalisme-vampire se régénère.

Le capitalisme est-il le méta-ado ? L’Adolescent dans sa puissance de transformation et d’absorption constitue-t-il une alternative à même d’être, à son tour, absorbable ? C’est effectivement une logique assez proche de la théorie de la jeune fille, ce « citoyen modèle (non genré) de la société marchande » qui en est un puissant allié.

Quelque chose me dérange dans ce rapprochement. Peut-être par ce que je me suis intéressée aux jeunes monstres plutôt qu’aux « jeunes filles », même si l’un.e et l’autre sont les deux faces d’une même médaille. Peut-être aussi car je pense que les choses circulent davantage et qu’il existe une part peu exposée à la lumière dans l’art qui font de chacun des artistes dont je m’entoure des non-adolescents au sens conformiste du terme…

Ils.elles sont ni cool, ni kids. Et si ils.elles sont « jeune fille » il.elles portent le masque pour l’emmener plus loin car cette seconde peau est l’une des secondes peaux possibles à endosser. Il y’a d’autres mythes très forts qui opèrent au cœur de leurs pratiques, comme celui du « Primaverisme », littéralement le premier printemps en italien dont l’équivalent sémantique serait « la première fois ». On trouve d’ailleurs un formidable portrait en creux de l’adolescence dans le livre de Tristan Garcia « La Vie Intense » dans lequel j’ai tiré cette notion que l’on retrouve, depuis 2017, en slogan-entête du site conçu par Groupe CCC : « Extramentale mise sur une compréhension du réel et de la création contemporaine, par le prisme de l’adolescence, terrain des extrêmes et du primaverisme, du difforme et des relations équivoques aux pairs.pères ». Le Primaverisme c’est l’amour des premières fois, du moins, la croyance qui accompagne la recherche de l’intensité de la première fois. La recherche de l’intensité - clé de voûte de la modernité - est un piège, car elle pointe vers la routine inscrite dans la recherche même du changement, de la disruption…cette barbarie « soft », incompatible avec la socialisation, dont parle Stiegler dans l’entretien précédemment évoqué.

Le Primaversime est une construction plus prospective car la possible répétition de l’intensité de la première fois nous conduit à une mélancolie active et, pour Tristan Garcia, à des mythes artistiques (la recherche de l’enfance de l’art, l’art brut). Je déplace le Primaversime en dehors de ces mythes modernes pour voir ce qui se raconte au travers d’une recherche d’une adolescence (de l’art, de l’artiste, d’une société) qui fait la belle part à une mélancolie artificielle et post-romantique (d’où l’importance, sans doute, de l’esthétique propre au Romantisme Noir dans la pratique des artistes qui m’intéressent). Il y a aussi beaucoup de reproduction d’œuvres des Symbolistes ou de Gothiques sur le site ou le compte Instagram…Je pense que ces mouvements participent à la forme de Primaversime qui m’intéresse…


Pourrais-tu me parler d'une oeuvre d'art qui aborde cette question ?
        

Le travail de Ryan Trecartin et Lizzie Fitch est très important. Il montre ce monde adulte qui retombe dans l’adolescence : ce masque de « l’Adolescence » forgé par la consommation, à la valorisation de son image et la scénarisation de soi. Les comedien.nes sont grimés en pubers et affichent tous les symptômes d’un grotesques juvéniles d’une société indigeste, et autophage. La voix est accélérée, homogénéisée parmi les acteurs, le visage barbouillé de maquillage bon marché sur lesquels courent des perruques de pacotilles de cagoles made in USA. C’est vulgaire, camp, grotesque et politique. On est dans une forme carnavalesque car l’adulte sur-joue l’ado qui n’est plus, comme je le disais plus haut, une catégorie segmentante. Leurs films, pour la majorité, se déroulent aussi dans les lieux poncifs de cette Amérique en crise de puberté dont l’épicentre serait la chambre, Coeur de la télé-réalité faite de bric et de broc.

Cette auto-phagie  ou anthropophagie évoquée plus haut se manifeste par des dislocations du langage, un montage accéléré, des accélérations infernales… La proximité contemporaine que nous avons avec les écrans produisent des jeux de rôles qui sont au coeur des vidéos de Fitch et Trecartin. C’est un modèle connu, tout comme le travail de Anne Imhof l’est pour parler d’adolescence dans les pratiques actuelles.


Les artistes que j’expose sont moins établi.e.s, comme Kevin Blinderman.




Une oeuvre dans l’exposition « Abbieannian Novlangue » s’intéresse avec cette accélération,  celle, justement, de Kévin Blinderman.



Kevin est un jeune artiste de 25 ans donc son approche diffère complètement des artistes américains. Le dispositif n’est pas le même non plus car il emprunte un MacBook Air qui est un outil simple et donc déconcertant. Le spectacle est minimisé au maximum pour esquisser un autre rapport au visiteur qui va d’emblée reconnaître l’objet, le Mac, et probablement le son du Nightcore. À la différence de Trecartin et Fitch les voix accélérés caractéristiques du Nightcore ne sont pas sans lien à une culture identifiable (pop songs) que partage des milliers de personnes. Mais, en accélérant les voix ou la mélodie de Alizée ou de xxx, la reconnaissance se fait par un petit groupe : les fans du Nightcore qui en sont aussi ces producteurs. Les chansons sélectionnées par Kevin pour l’exposition à la galerie Sultana sont des tubes de pop stars féminines, qui, une fois passées à la moulinette du Nightcore sont dotées de ce caractère puérile et juvénile. La voix est mécanique, électronique presque robotisée, et le ton général devient plutôt ambigüe car des portraits de fillettes Manga servent en cover. L’hypersexualisation est située.
Le Nightcore est une pratique anonyme post-pop : j’ai envie de dire que c’est une pratique brute...d’où son lien avec Henry Darger considéré comme l’un des artistes d’art brut les plus importants.

De nombreux artistes contemporains sont influencés par leur adolescence, l’examinent ou y font référence. Selon toi, est-ce que cela révèle d’une forme de nostalgie ou de retromania?

Cela révèle une forme de Primaversime
Je ne peux pas répondre à la place des artistes mais je peux dire qu’il y a une fascination pour l’adolescence chez les jeunes artistes aujourd’hui. Tarek Lakhrissi parle de prendre soin de son adolescence et c’est en déconstruisant les tubes qui ont bercées son adolescence (tel « Toutes les femmes de ta vie » de L5) qu’il parvient à le faire. Il y a quelque chose d’éminent politique dedans car il en extrait une portée critique. Autrement dit, que contienne ces chansons qui me racontent le féminisme, par exemple ? Lors d’une table ronde organisé avec Mohamed Bourouissa au sein de son exposition aux Rencontres de la Photographies d’Arles (édition 2019), Sara Sadik racontait comment elle archive son adolescence, et ce, de manière collégiale car elle collabore souvent avec des jeunes personnes. Elle en dégage un univers très fort, très prospectif, tourné vers des futurs possibles résolument pop. Je ne parlerais pas de nostalgie mais de mélancolie régénérative ou d’un lieu de déconstruction et construction possible qui joue avec ces injonctions à la consommation et ces temporalités multiples.

Quand tu dis que le monde adulte retombe dans l’adolescence, tu induis qu’il y a une régression, non ? De cette façon, tu abordes l’adolescence en des termes finalement assez négatifs ? Chez le réalisateur Gregg Araki, adolescence et apocalypse vont souvent de pair. La fascination pour l’apocalypse est très adolescente et elle paralyse et empêche de penser des futurs désirables.

Je pense qu’Extramentale est encore tributaire d’une vision assez cynique du monde, qui implique un degré de connaissance aigüe. Pourtant il y a une distanciation chez certain.e.s des artistes qui induit que nous sommes davantage dans une ironie comme avec l’installation que nous avons faite avec Kevin Blinderman pour Contemporary Istanbul : « Le Réalisme des X ».
Pour moi, c’était aussi un pied de nez à la morale du monde de l’art et son désir de réduire son empreinte carbone. Le monde de l’art et la conscience environnementale ne font pas bon ménage.
Nous avons apporté une sculpture de France, un ready-made qui n’est rien d’autre qu’un chauffage de carrosserie, mis en marche le temps de l’exposition. J’ai disposé tout autour des reproductions de gravures représentant le tremblement de terre de Lisbonne de 1755, un cataclysme naturel mais aussi idéologique qui a mis fin à la pensée de la Providence.
Pour répondre à ta question, oui je pense que la fascination pour l’apocalypse est liée à cet état adolescent du monde …Nous le faisons avec une certaine insolence qui me paraît primordial. Nous discutions l’autre jour avec Theo Mario-Coppola de l’urgence de sortir de cette fascination, voire, de l’urgence de penser l’adolescence à l’ère de l’Anthropocène. Je me demande si la notion d’adolescence va résister…c’est un peu le défi qui alimentera le projet de publication.


En quoi l’expo chez Sultana s’inscrit-elle dans la continuité de tes recherches sur l’adolescence ?

Elle est liée avant tout à la question du genre ici car ce projet s’origine dans le festival conduit par Fabien Vallos autour du personnage de Favorinos, un philosophe intersexe né à Arles au IIIème siècle de notre ère. Je réfléchissais alors au genre, à l’inter-sexualité à la permutation des genres dans le monde de l’enfance et/ou celui de l’adolescence. C’est là que le travail de Henry Darger est apparu car il démonte, à son insu, les stéréotypes de genre véhiculés par les livres pour enfants de son époque. Cette conscience du genre, insufflé à posteriori dans son œuvre, conjuguée à la naïveté et la violence de ses dessins en font un formidable sujet de recherche Extramentale.
L’exposition chez Sultana est moins centrée sur l’autofiction (qui alimentait la première édition à Arles) mais plus sur la récurrence de la figure de la jeune fille (déconstruite dans l’exposition) et les ouvertures possibles pour signifier la transformation (la jeune fille, certes mais aussi le Benglins de Darger.
J’ai évoqué plus haut la dimension post-pop qui me paraît très adolescente également.




Je remarque que l’adolescence est un prisme par lequel tu abordes la question du genre. Peux-tu expliquer ?


Je ne saurai l’expliquer clairement. J’ai fait moi-même le constat que le genre était présent sans pour autant vouloir parler du queer ou de définir ce que c’est. Le corps est difficile à porter à l’adolescence et on a envie de faire voler en éclat toute assignation identitaire, et souvent son propre corps. On sait que certains sexes se stabilisent à l’adolescence mais je ne regarde pas ce sujet du point de vue médicale.
C’est vrai qu’à Arles les gens font des raccourcis en disant que je ne travaille qu’avec des transexuel.les ou des queer…des terminologies qui sonnent mal dans leurs bouches car la ville est plutôt homophobe et transphobe. Il y a une non-conformité mais celle-ci est relative.
Je dirai plus que les artistes d’Extramentale nous invitent à penser à toutes les masculinités et féminités possibles (Thomas Liu Le Lann, Kevin Blinderman mais aussi Lili Signorini). Je travaille avec des artistes qui appartiennent à un certain milieu (Regina Demina, Matthias Garcia, Salome Jokhadze, Paul-Alexandre Islas, Kevin…) et je pense que cela importe dans la perception d’Extramentale. Si je dois aborder le genre est abordé de manière critique (comme avec l’exposition autour d’Henry Darger) alors je regarderais davantage ce qui ce joue avec et autour de films tels Les Garçons Sauvages de Mandico.
14-10-2020